lundi 14 décembre 2009

Touriste de la misère

J'en ai visité, des drôles d'endroits. Des hôpitaux psychiatriques. Des centres jeunesse pour ados. Des centres jeunesse pour enfants. Des taudis. Des squats. Un autobus pour junkies. Je n'y peux rien, j'y reviens toujours. Je suis révoltée, enragée, abattue et fascinée par les histoires qui se déroulent dans des milieux de merde.
Je suis une touriste de la misère.
Laissez-moi donc vous raconter mon dernier voyage.
Le pire, c'est que je n'ai même pas eu à mettre le pied dehors. J'ai simplement ouvert un bouquin. Un bouquin qui est comme l'équivalent de La Route, de Cormac McCarthy, mais sans l'apocalypse. Parce que chacun sait que l'apocalypse se porte très bien dans certains quartiers de Montréal, de New York ou de Bombay.
Il suffit d'avoir sept ans et de se faire violer par son père, de se faire battre par sa mère, de plus rien comprendre à l'école et de se pisser dessus parce qu'on est trop gênée pour aller aux toilettes.
C'est ça que mon dernier voyage raconte. La vie de Precious Jones, 16 ans. Le bouquin s'appelle Push, écrit par la poétesse Sapphire. Oprah Winfrey vient tout juste de produire un film qui s'inspire du livre. Il paraît que c'est bon. Je ne l'ai pas vu. Mais, c'est sûr de sûr, pour l'écran, on aura un peu miellé cette histoire. On l'a rendue un peu plus sucrée, un peu plus jolie, un peu plus acceptable. Parce qu'en tant que tel, voir ça, ce serait insupportable. Le livre est un coup de poing dans le ventre, une baffe en pleine face.
C'est une histoire d'horreur, donc, mais aussi une histoire de mots. La fille finit par aboutir dans une école parallèle d'alphabétisation. Et là, elle tombe sur une prof. La prof leur donne un cahier. Elle leur dit: écrivez. Toutes les filles la regardent avec des yeux ronds. «Mais on sait pas écrire». Écrivez comme vous pensez, répond la prof. Au diable l'orthographe. Trois lettres par mots. C'est pas grave. Les élèves écrivent leurs mots incompréhensible. La prof, elle comprend. Elle traduit, en dessous, avec les vrais mots. Et elle leur répond.
De ce dialogue naîtra l'apprentissage.
J'ai vu ça à l'oeuvre il y a quelques temps dans un groupe communautaire de la Rive-sud. La boîte à lettres. Les jeunes arrivent là, ils sont complètement poqués. A ramasser à la petite cuillère. Les filles de la BAL m'ont dit: c'est plus facile d'alphabétiser une femme Africaine qu'un jeune Québécois. Parce que l'Africaine, elle, elle sait qu'elle sait pas lire tout simplement parce qu'elle est jamais allée à l'école. Alors que nos jeunes, ici, ils se sont fait dire chez eux, et aussi à l'école, qu'ils étaient des nuls, nuls, idiots, finis. Alors, ils en sont con-vain-cus.
Et c'est là que commence leur malheur.
Parce que quand on est une nullité, on se bat pas. On se bat plus. On baisse les bras. On se laisse faire par le père, on se laisse battre par la mère. De toute façon, on vaut rien.
Et puis, ces jeunes-là finissent par écrire, comme Precious Jones. On les laisse écrire. Ils racontent leur vie. Et de ces mots, de ces petits signes sur une feuille, qui, comme ça, ont l'air tout à fait innocents, jaillit comme une sorte de pouvoir. Je suis capable. C'est le début de tout.
C'est magnifique, non?

6 commentaires:

  1. Très beau texte, très belles réflexions...
    voir et apprendre à connaître toutes ces réalités doit être très enrichissant. Et je me paierai bien cette lecture un moment donné.

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  2. Et en naitra de l'espoir, le plus beau des moteur.

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  3. Le film est très dur. La partie de la rédemption, avec la prof qui alphabétise, est trop sommairement traitée, tellement qu'on n'y croit pas trop, qu'elle s'en sorte si rapidement,de cet enfer et qu'elle reparte ses deux enfants sous le bras. Si c'est basé sur des faits vécus, comme on le prétend, c'est tout simplement horrible.

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