jeudi 17 décembre 2009

Cheveux (2)

La vitrine est grande comme celle d'un magasin de fringues. Le Château, Jacob, Tristan. Sauf que ce n'est pas des vêtements qu'on montre ici, ce sont des cheveux. Quatre rangées de bustes de femmes, dont les têtes sont recouvertes de perruques diverses. Rousse frisée comme la méchante vampire de Twilight, blonde cheveux raides genre Pamela Anderson, tresses rastas à la Whoopi Goldberg, brune coupe courte comme Liza Minelli. Tous les cheveux du monde sont dans cette vitrine d'un magasin de la Place Versailles, et ils sont tous sagement posés sur le même buste de mannequin, dont la «peau» est d'une curieuse couleur qui oscille entre le gris et le brun. Les filles ont toutes le même visage, grands yeux bruns comme dans les mangas japonaises, nez d'une finesse maladive à la Michael Jackson, bouche maquillée, regard porté vers le haut. Et on se demande: mais qu'est-ce qu'elles peuvent bien regarder?


mercredi 16 décembre 2009

Cheveux

La fille est Noire, elle vient d'entrer dans le métro. Avec deux pinces, elle tient en laisse une spectaculaire crinière de cheveux qui ont tous la forme de fins ressorts. De très, très longs ressorts. La plupart sont noir d'encre, certains tendent plutôt au roux. Sont-ce là de vrais cheveux? Des rallonges? Une masse de cheveux curieux et attirants, donc, qu'on meurt d'envie de toucher.
A deux pas de là, assise sur un banc, une dame porte un manteau de chat sauvage, comme disait ma mère. Elle a aussi un bonnet assorti, qui épouse parfaitement sa coiffure. Le chat sauvage a la même texture et la même teinte que les cheveux de la dame. Sa frange semble faite en chat sauvage.
Et, debout contre la porte, il y a ce gars, vêtu d'un spectaculaire pantalon de cuir brun lacé sur les côtés, cheveux bruns-roux tombant au milieu du dos. L'ensemble lui donne un air vaguement médiéval. On l'imagine, artisan, forgeron, peut-être, cheveux attaché avec un lien de cuir, torse nu, qui frappe avec une masse le fer rougi d'une épée.

lundi 14 décembre 2009

Touriste de la misère

J'en ai visité, des drôles d'endroits. Des hôpitaux psychiatriques. Des centres jeunesse pour ados. Des centres jeunesse pour enfants. Des taudis. Des squats. Un autobus pour junkies. Je n'y peux rien, j'y reviens toujours. Je suis révoltée, enragée, abattue et fascinée par les histoires qui se déroulent dans des milieux de merde.
Je suis une touriste de la misère.
Laissez-moi donc vous raconter mon dernier voyage.
Le pire, c'est que je n'ai même pas eu à mettre le pied dehors. J'ai simplement ouvert un bouquin. Un bouquin qui est comme l'équivalent de La Route, de Cormac McCarthy, mais sans l'apocalypse. Parce que chacun sait que l'apocalypse se porte très bien dans certains quartiers de Montréal, de New York ou de Bombay.
Il suffit d'avoir sept ans et de se faire violer par son père, de se faire battre par sa mère, de plus rien comprendre à l'école et de se pisser dessus parce qu'on est trop gênée pour aller aux toilettes.
C'est ça que mon dernier voyage raconte. La vie de Precious Jones, 16 ans. Le bouquin s'appelle Push, écrit par la poétesse Sapphire. Oprah Winfrey vient tout juste de produire un film qui s'inspire du livre. Il paraît que c'est bon. Je ne l'ai pas vu. Mais, c'est sûr de sûr, pour l'écran, on aura un peu miellé cette histoire. On l'a rendue un peu plus sucrée, un peu plus jolie, un peu plus acceptable. Parce qu'en tant que tel, voir ça, ce serait insupportable. Le livre est un coup de poing dans le ventre, une baffe en pleine face.
C'est une histoire d'horreur, donc, mais aussi une histoire de mots. La fille finit par aboutir dans une école parallèle d'alphabétisation. Et là, elle tombe sur une prof. La prof leur donne un cahier. Elle leur dit: écrivez. Toutes les filles la regardent avec des yeux ronds. «Mais on sait pas écrire». Écrivez comme vous pensez, répond la prof. Au diable l'orthographe. Trois lettres par mots. C'est pas grave. Les élèves écrivent leurs mots incompréhensible. La prof, elle comprend. Elle traduit, en dessous, avec les vrais mots. Et elle leur répond.
De ce dialogue naîtra l'apprentissage.
J'ai vu ça à l'oeuvre il y a quelques temps dans un groupe communautaire de la Rive-sud. La boîte à lettres. Les jeunes arrivent là, ils sont complètement poqués. A ramasser à la petite cuillère. Les filles de la BAL m'ont dit: c'est plus facile d'alphabétiser une femme Africaine qu'un jeune Québécois. Parce que l'Africaine, elle, elle sait qu'elle sait pas lire tout simplement parce qu'elle est jamais allée à l'école. Alors que nos jeunes, ici, ils se sont fait dire chez eux, et aussi à l'école, qu'ils étaient des nuls, nuls, idiots, finis. Alors, ils en sont con-vain-cus.
Et c'est là que commence leur malheur.
Parce que quand on est une nullité, on se bat pas. On se bat plus. On baisse les bras. On se laisse faire par le père, on se laisse battre par la mère. De toute façon, on vaut rien.
Et puis, ces jeunes-là finissent par écrire, comme Precious Jones. On les laisse écrire. Ils racontent leur vie. Et de ces mots, de ces petits signes sur une feuille, qui, comme ça, ont l'air tout à fait innocents, jaillit comme une sorte de pouvoir. Je suis capable. C'est le début de tout.
C'est magnifique, non?

mercredi 9 décembre 2009

Coït interrompu

La fille a les cheveux bruns lâches, une bouche rosée et brillante, entrouverte. Elle est couchée sur des draps de satin en désordre. Elle porte une culotte grise, bordure de dentelle, et une push-up bra assortie, qui triple probablement la taille de sa poitrine. Elle porte aussi un bracelet chargé de breloques autour du bras.
Tout, dans cette affiche publicitaire d'une boutique de lingerie rue Beaubien, est fait pour suggérer le sexe débridé, la fille qui est sortie du party de Noël avec le plus beau gars du bureau, ils se sont embrassés sauvagement dans le taxi, ils sont arrivés chez elle, elle avait prévu le coup et mis des draps de satin, il l'a déshabillée, jetée sur le lit, regardez, elle porte encore son bracelet, elle le regarde et elle dit, prends-moi, chéri.
C'est ce que cette pub veut suggérer. Sauf que ça ne colle pas.
Ça ne colle pas si on regarde les yeux de la fille. Si on gomme sa bouche entrouverte et ses sous-vêtements, ça ne va plus. Car tout ce qu'on lit dans ces yeux gris magnifiques, outre le petit cercle blanc du flash du photographe, c'est de l'ennui. Un ennui monumental et total.
Habillez cette fille en tailleur et elle s'emmerde au bureau. Mettez-lui des jeans et un pull et elle a envie de dormir dans son cours de calcul différentiel et intégral. Mettez-lui une toge, elle attend en se limant les ongles la fin des délibérations du jury.
Mais ça s'adonne que cette fille est mannequin. Alors elle s'ennuie en posant à la cochonne dans des draps de satin.
Prends-moi, chéri, dit-elle en baîllant.

dimanche 6 décembre 2009

Cadeau de Noël

Exactement dix-huit jours avant Noël, et j'ai déjà eu mon premier cadeau. Un morceau de baguette trempée dans de la purée d'ail rôti à l'huile d'olive. Je préparais studieusement un bon repas. Après que le mélange ait été vidé dans les pommes de terre, il en restait une mince couche dans le bol à mélanger. J'ai léché la cuillère et le bol avec un croûton. Mie élastique, croûte craquante, goût de l'ail fondu et adouci dans l'huile qui sent le soleil. Un plaisir d'enfant.

vendredi 4 décembre 2009

Remarquable

Taille moyenne, cheveux bruns, pas jolie, pas laide. La fille n'avait rien de remarquable. Si ce n'est que deux mèches bleu vif dans ses cheveux. Bleu piscine sous un soleil d'été, bleu mer des Caraïbes, bleu ciel de Québec lorsque le soleil tombe derrière les fortifications. Un fabricant de peinture l'aurait baptisé Geai bleu ou Océan tropical. Et ses bottes, style Doc Martens montant à mi-mollet, étaient tachetées, précisément, de la même teinte de bleu.

mardi 24 novembre 2009

Collection de vieilles dames

Certains collectionnent les cartes de hockey, les figurines Star Wars ou les timbres rares d'Australie. Moi, je collectionne les vieilles dames. J'adore les vieilles dames. Quand j'en vois une, originale, rare, précieuse, je la regarde sous toutes les coutures et je la numérise dans un petit coin de mon cerveau. Et cette section, dans ma tête, que j'imagine comme l'un de ces meubles anciens où l'on retrouve des dizaines de tiroirs minuscules, cette section, je l'ai baptisée: collection de vieilles dames.
Tiens, il y a celle-là, rencontrée par hasard dans une boutique mode de la rue Fleury. Elle est une ancienne prof, à la retraite, bien sûr. Au premier coup d'oeil, on voit qu'elle a du style, du chien. Elle est habillée d'un chandail déstructuré, ses cheveux, qui se déclinent en diverses teintes de gris, sont savamment décoiffés selon les dogmes du look «sorti du lit». Elle a un très long cou, qui sort d'un collier-écrin conçu pour le mettre en valeur.
Il y a aussi celle-là, qui s'est assise à côté de moi dans le métro. Un jeune homme lui a cédé sa place; elle a gracieusement accepté. Elle a les cheveux tout gris, un visage pas vraiment beau, sauf ses yeux, d'un bleu particulier. Je parierais que c'est une ancienne infirmière. Ou une travailleuse sociale. Elle a ce regard direct, franc et pourtant profondément humain des gens qui ont regardé la misère en face pendant des années. Elle porte un manteau bleu, une écharpe blanche tricotée main. Elle se tient le dos bien droit sur son siège en tenant son sac de courses.
Et il y a celle-là, qui n'est pas loin d'être ma préférée. Je l'ai croisée au marché Atwater, elle portait un sac rempli de légumes. Elle est petite, cheveux gris laissés lâches. Elle passerait inaperçue si ce n'étaient de ces yeux immenses, un kaléidoscope de teintes de bleu. On se noierait volontiers dans ces iris, une mer des Antilles éclaboussée par un spectaculaire coucher de soleil. Quelqu'un m'informe: «c'est la femme de Réjean Ducharme». L'épouse de l'homme à la photo unique, la femme du mystère littéraire du Québec. Chaque jour, je gagerais qu'il se laisse volontiers avaler par ces deux grands yeux. Chanceux.

jeudi 19 novembre 2009

Un basilic lové contre l'autoroute

Les grands arbres qui bordent la rue se détachent comme des silhouettes fantomatiques, noyées dans le brouillard matinal. Le soleil est une boule blanche qui se lève tout au bout de l'avenue, là où le brouillard est si épais que le ruban de bitume s'interrompt. Là-bas, dans ce nuage blanc, deux yeux rouges s'allument. On croirait qu'un basilic géant ou alors une arachnée de taille respectable qui auraient élu domicile dans les contreforts de l'autoroute Métropolitaine se sont soudainement réveillés et nous regardent avec des yeux flamboyants. Après un moment, les yeux tournent au blanc. La bête s'est calmée. Ou le camion recule. Dépendant du monde que l'on considère.

jeudi 12 novembre 2009

Mon parc est un jardin de givre

Au parc, ce matin, les tables ont été saupoudrées de sucre glace. Le gazon, d'un vert très pâle, presque translucide, semble figé par une couche de fixatif. Les balançoires sont parties. Les bras de couleur des modules de jeu sont recouvertes d'une fine couche de givre, qui forme un parfait demi-cercle sur leur partie supérieure. Même les traces de vélo dans la boue sont constellées de minuscules particules de glace.
Au loin, au-delà de l'autoroute Métropolitaine, le soleil blanc typique du mois de novembre fait fumer l'herbe du parc. Le brouillard monte. Le givre fond.
L'hiver n'a pas encore gagné.

mercredi 11 novembre 2009

Charles Baudelaire rencontre Bernard Émond

Dans la salle de cinéma sombre, il y a peut-être une quinzaine de personnes en ce mercredi après-midi. Quelques dames aux cheveux blancs. Des jeunes gars au look intello. Et, sur la dernière rangée de fauteuils, quatre filles vêtues de l'uniforme des ados: longs cheveux, frange asymétriques, pulls moulants, pantalons moulants. Elles sont probablement là parce que leur prof d'éthique et culture religieuse les a obligées à aller voir le film de Bernard Émond.
L'écran s'éclaire sur la route hypnotique qui mène à l'Abitibi. La donation est à l'image de cette nature austère et râpeuse. Aucun compromis aux feux d'artifices, aux cartes postales d'automne. Un film qui éclaire les visages ravagés, les fils électriques qui traversent le ciel, les garages en tôle rouillée, les forêts dénudées et grises du mois de novembre, les murs blafards d'un hôpital. La vie, la vie ordinaire. Dans toute sa tragédie, sa beauté et sa laideur.
L'écran s'éteint aussi sur l'image de cette route, où Élise Guilbault, magnifique, est debout et tient un bébé dans ses bras. Le générique n'est pas commencé que les quatre filles applaudissent. Enfin. Leur torture est terminée.
Elles se lèvent et partent en riant. L'une d'elle porte sous son bras ces sacs à la mode où on a reproduit les mots d'un auteur célèbre. Sur le sien, une citation de Charles Beaudelaire.
Le beau est toujours bizarre.
Elle a raté aujourd'hui une belle occasion de comprendre le grand homme.

mercredi 4 novembre 2009

Devant un buck burger

C'est le 24 octobre et le restaurant Dilallo, à Ville-Émard, fête ses 80 ans dans le quartier. La grande salle, dont les murs sont couvertes de photos de sport, est pleine à craquer. Ces gens sont venus de partout en ville pour déguster la spécialité, le buck burger, en spécial pour l'occasion. Un burger, doublé d'une tranche de capicollo, de fromage et de piments marinés.
Le propriétaire, Giuseppe Maselli, est né et a toujours vécu à Ville-Émard. C'est son père qui a ouvert Dilallo. Or, Giuseppe est inquiet pour son quartier. «On n'a jamais été un quartier riche. Mais on n'a jamais été dans cet état-là non plus.»
Il présente Louise Harel, candidate à la mairie, venue serrer des mains dans le resto. Avec son accent d'italo-anglophone, il clame: «elle veut être la maire de Montréal».
Quel intéressant lapsus.

mardi 3 novembre 2009

Montréal Noir

Nous sommes à une réunion de la Ligue des Noirs, dans un local anonyme de Côte-des-neiges. Les candidats à la mairie sont venus exposer leur programme. C'est l'heure des questions du public. Une jeune femme se lève. Elle est jolie, élégamment vêtue. Et sa colère est incandescente. Elle est instruite, et pourtant, elle ne trouve pas de boulot. Elle s'est exilée à Toronto. Elle n'a pas aimé. Elle a fini par aller travailler à New York. Et maintenant, elle est de retour chez elle, à Montréal. Elle a un boulot. Mais lorsqu'on est Noir, dit-elle, il faut toujours en faire plus, prouver qu'on est le meilleur pour avoir le même salaire qu'un Blanc. Ses deux petits enfants sont dans la salle. Ils écoutent la colère de leur mère et les non-réponses des politiciens. Qu'en retiendront-ils plus tard?

dimanche 1 novembre 2009

Trempette indienne

Tout au bout d'une petite rue de Lasalle s'élève l'imposant temple sikh. Les murs blancs surmontés de dômes dorés étincellent sous le soleil d'octobre. En mettant le pied à l'intérieur, on quitte le Québec pour l'Inde. Les hommes et les femmes sont séparés dans l'immense salle centrale du temple. Au fond, un grand autel, surmonté d'un dais, recouvert d'un tissu pailleté. Une collection de sabres de bonne dimensions y est étalée. Dans un coin, trois musiciens, kirpan en bandoulière, jouent sur des instruments traditionnel une mélopée lancinante.
Les femmes, en sari ou en pantalons amples, sont autant de taches de couleurs vives sur le tapis blanc, qui s'étend à perte de vue. Certains hommes sont vêtus de manière traditionnelle, turban de couleur, longue barbe. D'autres sont rasés de près et vêtus à l'occidentale. Tous sont assis en tailleur sur le sol.
Un orateur parle à l'avant. Son discours, en anglais mâtiné d'un lourd accent indien, porte sur les tragédies vécues par le peuple sikh, au temps de l'indépendance de l'Inde, puis d'Indira Ghandi. Son allocution s'étire comme un long fleuve. Un petit garçon de huit ou neuf ans, coiffé du turban mince réservé aux enfants, trottine autour de la salle. Il passe et repasse devant l'orateur, image de modernité insouciante sur fond de tragédie historique.

Le beau et l'étrange

Le jeune homme a peut-être vingt-cinq ans. Visage basané, cheveux sombres. Des grands yeux noirs. Il est beau. Il voyage dans le métro. Il a passé son bras droit autour de sa copine, une fille rousse au visage fatigué. Il l'embrasse. Son autre bras est appuyé sur le rebord de la fenêtre du wagon. Sa main gauche est inexistante. Son bras se termine par un moignon de chair que l'on devine douce et tendre. Comme le dessous du pied d'un tout petit bébé. Et au sommet de cette colline de peau, il y a cinq doigts minuscules, comme les orteils qui appartiendraient à ce pied de nouveau-né. Des grains de maïs sagement alignés sur leur épi de chair.

jeudi 22 octobre 2009

Cocktail au Mount Stephen club

Mount Stephen club, rue Drummond. Plafonds en acajou cubain, planchers de chêne et de noyer, décoration riche et surchargée. Le manteau de cheminée en marbre, où figurent les armoiries de la Reine d'Angleterre, est couronné des trophées en argent massif que s'échangent, année après année, les membres de ce club prestigieux de Montréal.
Au fond, après le hall d'entrée, une salle réservée par la Tel Aviv Foundation. Petite musique classique. Hommes et femmes vêtus avec élégance. Un mélange d'anglais, de français et quelques mots de yiddish. En mangeant des petits fours, ils attendent leur invité, le maire de Montréal, Gérald Tremblay.

mardi 20 octobre 2009

Le Petit Prince de Longueuil

Linda est blonde et a un joli piercing en forme de soleil sur l’aile du nez. Frédéric a 17 ans, une casquette et une ombre de moustache. Ils sont assis à une table dans les modestes locaux d’un groupe communautaire. Et dans cette improbable salle de classe, ils rejouent ensemble cette scène où le Petit Prince apprivoise le renard. Linda joue le rôle le Petit Prince, et elle a la mission d’apprivoiser Frédéric. Pour lui apprendre à lire.
Frédéric a 17 ans. Il fait partie de ce pourcentage affolant de jeunes qui ont passé plusieurs années sur les bancs d’école et qui en ressortent incapables sinon de lire, du moins de comprendre ce qu’ils lisent. Bref, il est analphabète. Comme Jacques Demers, qui, lui, a au moins l’excuse d’avoir soixante ans passés.

Frédéric et Linda lisent donc ensemble Le Petit Prince. Ils lisent à tour de rôle. Frédéric déchiffre péniblement les sons. En sourdine, par la fenêtre, on entend les cris provenant d’une cour d’école voisine. Dire que Frédéric a détesté l’école serait un euphémisme. Il a haï chaque minute passée sur les bancs d’école. Et aujourd’hui, dans les modestes locaux d’un groupe communautaire, Linda essaie de réparer ce que l’école a cassé.

dimanche 18 octobre 2009

Le violoncelliste grincheux

Il a une tête de figurant dans un film en noir et blanc qui raconterait les saloperies des nazis. Il est vieux, cheveux épars, nez un peu gros. Toujours vêtu d'un pantalon sombre et d'une chemise blanche. Il joue du violoncelle, station Crémazie.
Contrairement à la plupart des musiciens du métro emportés par leur air, lui joue par petits à-coups, qui suivent les vagues d'usagers déferlant des escaliers mobiles. Il joue d'abord avec un grand sourire. Quelqu'un lui donne? Il continue avec un enthousiasme décuplé. Dans le cas contraire, il arrête et désigne avec son archet les quelques pièces esseulées dans son grand étui noir. Il touille les trois pauvres petites pièces en engueulant dans un sabir incompréhensible ces passants incultes et pingres.
Est-ce du polonais, du russe, du yiddish? Aucune idée.
Et quand il n'y a plus personne, eh bien, il ne joue plus.

vendredi 16 octobre 2009

Vendredi dans St-Michel

Une bande d'enfants, massés au bout du wagon du métro. Leurs visages ont toutes les nuances du brun: du café avec beaucoup de lait au chocolat noir à 70%. La plus petite est une fillette d'au plus sept ans. Le plus grand a douze ou treize ans. Ils portent tous l'uniforme d'une école privée. Ils reviennent chez eux, à la maison. Dans St-Michel.
Au moment où le train s'arrête et les portent s'ouvrent, ils entonnent, tous en choeur, au diapason de la voix de femme électronique crachée par les hauts-parleurs:
Station St-Michel. Terminus. Merci d'avoir voyagé avec la STM. La STM vous souhaite une bonne journée.
Cascade de rires.
Puis, ils s'égaillent sur le quai du métro, comme une volée de petits moineaux.
Ils sont chez eux, dans St-Michel.
Et c'est vendredi.

mercredi 14 octobre 2009

Big J

Si vous croisiez Big J dans une rue de Montréal-Nord, son habitat naturel, je parie que vous éviteriez son regard. Comme quand on croise quelqu'un dont on a -un peu- peur. Big J, comme son nom l'indique, est grand et baraqué. La dernière fois que je l'ai vu, il portait un immense chandail des Steelers de Pittsburgh. Pour les ignares du sport comme moi, c'est une équipe de football. Couplez le chandail à un flot de dreadlocks encapuchonné dans une casquette molle de rasta et de grosses lunettes fumées. Évidemment, avec un look pareil, vous vous doutez bien qu'il est Noir.
Avouez-le. Vous croisez Big J dans les rues de Montréal-Nord, et vous pensez: gang de rue. Vous regardez droit devant vous et vous avez un peu peur.
Mais en regardant droit devant vous, vous avez probablement manqué son sourire. Or, c'est quand il sourit que Big J révèle sa vraie nature. Il a des fossettes sur ses grandes joues. Des dents bien alignées, de grandes palettes. Un sourire de ti-cul. Et c'en est un. Un ti-cul de Montréal-Nord.
Il a maintenant 30 ans et il travaille aux Fourchettes de l'espoir. Vous savez, l'organisme communautaire situé coin Pascal et Rolland. En plein là où les voitures ont pris feu en août 2008.
Il y a quelques temps, Big J et son ami Gethro Auguste, ont organisé des rencontres électorales en plein dans le Bronx de Montréal-Nord. Des rencontres qui se tenaient au café Lakay, un boui-boui qui sert de la bouffe haïtienne. Un comptoir, quelques tables. Et des candidats.
Dans la salle, il y avait des jeunes et des vieux. Pour la plupart, des gens politisés, qui ont posé de bonnes questions.
Mais l'intéressant, dans cette soirée-là, était dehors. Devant le resto.
Là, il y avait des jeunes qui flânaient. Pardon, qui chillaient. Ils écoutaient. Ils n'osaient pas entrer. Pas cette fois. Mais ils ont vu, pour la première fois, des candidats aux élections se pointer chez eux. Chez Lakay. Ils ont vu qu'on pouvait leur poser des questions. Des vraies questions.
Et ça, ça vaut probablement quinze tables de concertation.

Mini Georges Lucas

Entendu hier dans mon salon:
-Bon, on va faire une bataille. Toi, tu es le Bien. Et moi, je suis le Mal.
Eh ben.

lundi 12 octobre 2009

Odd couple

Il a un manteau marine élimé, un kangourou gris, des broches et des lunettes à la Robert Bourassa, version premier mandat.
Elle a des skinny jeans, un manteau de cuir noir cintré, des ongles peints et des cheveux soigneusement lissés au fer plat.
Il joue avec ses cheveux; elle le regarde d'un oeil boudeur.
Odd couple.

jeudi 8 octobre 2009

Des marguerites pour Lisette

Aujourd'hui, il y aura des marguerites fraîches sur la tombe de Lisette Guérin, au cimetière de Pointe-aux-Trembles.
Lisette Guérin a tenu pendant plus de 25 ans une résidence qui hébergeait les patients de l'Institut Pinel. Des hommes et des femmes affligés de graves problèmes de santé mentale, qui ont aussi commis un crime. Bref, des gens que personne ne voudrait voisiner. Lisette, elle, les a accueillis dans sa propre maison, là où elle élevait ses enfants.
Lorsque ses patients mouraient, ils étaient souvent enterrés à la fosse commune parce que leur famille avait coupé tous les ponts avec eux. Ça attristait Lisette. Elle leur a acheté un terrain au cimetière de l'Est. Et elle leur a promis qu'il y aurait toujours des marguerites sur leur tombe.
Lisette est décédée subitement il y a un peu plus d'un an. Aujourd'hui, c'est sur sa tombe à elle qu'il y aura des fleurs fraîches, puisque l'hôpital Louis-H. Lafontaine rend hommage au travail de cete femme exceptionnelle.
Salut, Lisette. S'il y a vraiment un paradis, c'est sûr que vous y êtes.

mercredi 7 octobre 2009

Neiges noires

L'atelier du photographe est au coin de Snowdon et Décarie. Portraits, mariages, bar-mitzvahs, peut-on lire sur son affiche. Et il ajoute aussi: service de restauration de photos. Dans sa vitrine, il y a des clichés anciens, défigurés par de mauvaises pliures. On les imagine entassés dans des valises faites à la hâte. Et ils sont là, restaurés par la magie du numérique. Un militaire d'un pays étranger. Une famille d'enfants, décor style pays de l'Est des années 50.
Et, plus loin, il y a les exemples plus «modernes» du travail du photographe. Un beau patriarche Noir aux cheveux blanc. Un portrait de mariage: le monsieur sikh, turban noir, avec son épouse, parée de ses plus beaux bijoux. Puis, le cliché d'une famille indienne: le père a la main sur l'épaule de la mère, vêtue d'un sari turquoise, et le fils a les cheveux noirs lissés vers l'arrière, la fille porte de spectaculaires boucles d'oreilles. Ensuite, la photo de deux frères au superbe teint café au lait.
Nous sommes dans Côte-des-Neiges. Un quartier qui, contrairement à ce que son nom suggère, est tout, sauf blanc.

mardi 6 octobre 2009

Le monde entier est un cactus

Station Crémazie. Deux musiciens du métro sont à l'oeuvre. Ils ont des guitares et ils jouent La cucaracha. Le premier, un grand à moustache, porte l'inévitable sombrero, avec la ceinture rouge des mariachis. Quant au deuxième, il est entièrement recouvert d'un costume de tissu vert. Ceinturé dans sa gaine vert lime, on voit son visage par un trou taillé dans le tissu. Tout le monde le regarde et tout le monde se pose la même question.
-En quoi t'es déguisé?
Il sourit.
-En cactus. Ou en piment jalapeno. Au choix.

lundi 5 octobre 2009

Ragoût de chat

Sur l'affichette agrafée au poteau de téléphone, la photo d'un gros minou jaune, photographié de profil.
Zenzen a disparu lundi le 21 septembre 2009, a écrit, au feutre bleu, une maîtresse éplorée. L'écriture est ronde et appliquée. C'est un mâle adulte de couleur jaune et blanc. Il ne portait pas de collier. Suit le nom et le numéro de téléphone.
Merci à l'avance, conclut-elle.
Et en haut, juste sous la photo, quelqu'un d'autre a griffonné, cette fois avec un gros feutre noir.
Zenzen was delicious!

mercredi 30 septembre 2009

Le chevalier fatigué

L'homme au visage fatigué est assis à sa table. Son petit local est cerné de bibliothèques bourrées de livres. Le code du logement. Le code civil. De grands cartables gris: jurisprudence - logement. Le premier remonte à 1992. L'homme a de profondes rides sur le visage. Les rides du pur qui se bat depuis des lustres pour les pauvres de ce quartier défavorisé de Montréal.
L'homme au visage fatigué est assis à sa table. A côté de lui, sur un chevalet, il y a les plans d'un tout nouveau quartier, qui sera bientôt construit dans un no man's land industriel. On y voit les maquettes de jolies tours de condos, des panneaux colorés, de la verdure. Un concept environnemental irréprochable.
Ce sera beau. Très beau.
L'homme au visage fatigué sait que ceux dont il s'occupe, ceux pour qui il collectionne la jurisprudence dans de gros cartables gris ne pourront pas se payer des condos dans ces jolies tours neuves. Ils iront ailleurs.
Et ça creuse encore davantage ces rides sur son front.

SOS taxi

Sur le tableau de bord du taxi, tous les voyants jaunes sont allumés. Low tire. Low oil. Low gas. Et sur un quadrant blanc, une alarme clignote en rouge. Service this engine soon. Quand la voiture dépasse 50 kilomètres heure, l'engin vibre de partout. Insensible à ce tremblement de terre sur roues, le chauffeur continue à zigzaguer entre les voitures qui filent sur la rue St-Urbain. Il arrive à destination. La cliente descend. Et il poursuit sa course, imperturbable.

dimanche 27 septembre 2009

Du côté de chez Joe

Sur cette petite rue commerciale du nord de Montréal, c'est le désert. Une pseudo pâtisserie où personne n'entre jamais. Un glacier qui a fermé ses portes. Un resto placardé. Un salon de tresses africaines. Il n'y a personne, sauf Joe le dépanneur. Pardon, Joe l'épicier.
Dans son petit local plein comme un oeuf, il y a des allées bourrées de sacs de pâtes dont les noms sonnent comme une chanson italienne. Conchiglietti, orechiette, cavatappi, capellini, rotelle, fiori. Des dizaines de pots de sauce pour aller avec. Vous manquez de poudre à pâte pour faire votre gâteau aux bananes? Joe en a. Un urgent besoin d'essence d'amande? Joe en a. Il a aussi des baguettes à la mie ferme et élastique. Des petits pains dans des grands sacs bruns. Et si vous n'êtes pas trop pressé, vous remarquerez le comptoir du fond, où Joe coupe de grands morceaux de parmesan qu'il offre à ses clients pour un prix dérisoire.
Il n'a l'air de rien, comme ça, Joe l'épicier. Mais il réconforte. Parce son épicerie, vestige d'une autre époque, est à des années-lumière des allées anonymes d'un Couche-tard. On ne va pas au dépanneur; on va chez Joe.

vendredi 25 septembre 2009

Jésus de Montréal

Il est grand, très grand. Sa crinière brune légèrement ondulée, qui lui descend très bas sur les épaules, et sa barbe grisonnante lui donnent une allure de Sacré-Coeur déjantée. Un Sacré-Coeur qui porte les couleurs d'un groupe heavy metal, sous une veste d'armée kaki zippée aux trois-quarts. Il est bagué, bijouté de partout. Des breloques d'argent au cou. Un gros bracelet-chaîne au poignet. Il se tient au poteau du métro et il regarde devant lui. Des yeux d'un vert très doux, cerclés de cernes bruns et de rides profondes. Un regard vague, perdu, parti.
Dans sa tête, il est très loin d'ici.

jeudi 24 septembre 2009

Station Jean-Talon

Le père est assis sur un banc simple du métro. Il a un enfant sur chaque genou. Le plus vieux a trois ans, peut-être quatre. Il a un masque de Batman dans les mains. Le plus petit a encore le visage joufflu d'un bébé. Ils ont tous deux de grands yeux sombres, humides. Le père, visage basané, babichette soigneusement taillée qui commence à grisonner, a rejeté sa cravate de soie rouge sur son épaule. Il est penché sur ses petits. Il les embrasse. Ils rient tous les trois.
Ils sont descendus à la station Jean-Talon, emportant avec eux cette bulle de bonheur qui illuminait la grisaille matinale du métro.