mardi 24 novembre 2009

Collection de vieilles dames

Certains collectionnent les cartes de hockey, les figurines Star Wars ou les timbres rares d'Australie. Moi, je collectionne les vieilles dames. J'adore les vieilles dames. Quand j'en vois une, originale, rare, précieuse, je la regarde sous toutes les coutures et je la numérise dans un petit coin de mon cerveau. Et cette section, dans ma tête, que j'imagine comme l'un de ces meubles anciens où l'on retrouve des dizaines de tiroirs minuscules, cette section, je l'ai baptisée: collection de vieilles dames.
Tiens, il y a celle-là, rencontrée par hasard dans une boutique mode de la rue Fleury. Elle est une ancienne prof, à la retraite, bien sûr. Au premier coup d'oeil, on voit qu'elle a du style, du chien. Elle est habillée d'un chandail déstructuré, ses cheveux, qui se déclinent en diverses teintes de gris, sont savamment décoiffés selon les dogmes du look «sorti du lit». Elle a un très long cou, qui sort d'un collier-écrin conçu pour le mettre en valeur.
Il y a aussi celle-là, qui s'est assise à côté de moi dans le métro. Un jeune homme lui a cédé sa place; elle a gracieusement accepté. Elle a les cheveux tout gris, un visage pas vraiment beau, sauf ses yeux, d'un bleu particulier. Je parierais que c'est une ancienne infirmière. Ou une travailleuse sociale. Elle a ce regard direct, franc et pourtant profondément humain des gens qui ont regardé la misère en face pendant des années. Elle porte un manteau bleu, une écharpe blanche tricotée main. Elle se tient le dos bien droit sur son siège en tenant son sac de courses.
Et il y a celle-là, qui n'est pas loin d'être ma préférée. Je l'ai croisée au marché Atwater, elle portait un sac rempli de légumes. Elle est petite, cheveux gris laissés lâches. Elle passerait inaperçue si ce n'étaient de ces yeux immenses, un kaléidoscope de teintes de bleu. On se noierait volontiers dans ces iris, une mer des Antilles éclaboussée par un spectaculaire coucher de soleil. Quelqu'un m'informe: «c'est la femme de Réjean Ducharme». L'épouse de l'homme à la photo unique, la femme du mystère littéraire du Québec. Chaque jour, je gagerais qu'il se laisse volontiers avaler par ces deux grands yeux. Chanceux.

jeudi 19 novembre 2009

Un basilic lové contre l'autoroute

Les grands arbres qui bordent la rue se détachent comme des silhouettes fantomatiques, noyées dans le brouillard matinal. Le soleil est une boule blanche qui se lève tout au bout de l'avenue, là où le brouillard est si épais que le ruban de bitume s'interrompt. Là-bas, dans ce nuage blanc, deux yeux rouges s'allument. On croirait qu'un basilic géant ou alors une arachnée de taille respectable qui auraient élu domicile dans les contreforts de l'autoroute Métropolitaine se sont soudainement réveillés et nous regardent avec des yeux flamboyants. Après un moment, les yeux tournent au blanc. La bête s'est calmée. Ou le camion recule. Dépendant du monde que l'on considère.

jeudi 12 novembre 2009

Mon parc est un jardin de givre

Au parc, ce matin, les tables ont été saupoudrées de sucre glace. Le gazon, d'un vert très pâle, presque translucide, semble figé par une couche de fixatif. Les balançoires sont parties. Les bras de couleur des modules de jeu sont recouvertes d'une fine couche de givre, qui forme un parfait demi-cercle sur leur partie supérieure. Même les traces de vélo dans la boue sont constellées de minuscules particules de glace.
Au loin, au-delà de l'autoroute Métropolitaine, le soleil blanc typique du mois de novembre fait fumer l'herbe du parc. Le brouillard monte. Le givre fond.
L'hiver n'a pas encore gagné.

mercredi 11 novembre 2009

Charles Baudelaire rencontre Bernard Émond

Dans la salle de cinéma sombre, il y a peut-être une quinzaine de personnes en ce mercredi après-midi. Quelques dames aux cheveux blancs. Des jeunes gars au look intello. Et, sur la dernière rangée de fauteuils, quatre filles vêtues de l'uniforme des ados: longs cheveux, frange asymétriques, pulls moulants, pantalons moulants. Elles sont probablement là parce que leur prof d'éthique et culture religieuse les a obligées à aller voir le film de Bernard Émond.
L'écran s'éclaire sur la route hypnotique qui mène à l'Abitibi. La donation est à l'image de cette nature austère et râpeuse. Aucun compromis aux feux d'artifices, aux cartes postales d'automne. Un film qui éclaire les visages ravagés, les fils électriques qui traversent le ciel, les garages en tôle rouillée, les forêts dénudées et grises du mois de novembre, les murs blafards d'un hôpital. La vie, la vie ordinaire. Dans toute sa tragédie, sa beauté et sa laideur.
L'écran s'éteint aussi sur l'image de cette route, où Élise Guilbault, magnifique, est debout et tient un bébé dans ses bras. Le générique n'est pas commencé que les quatre filles applaudissent. Enfin. Leur torture est terminée.
Elles se lèvent et partent en riant. L'une d'elle porte sous son bras ces sacs à la mode où on a reproduit les mots d'un auteur célèbre. Sur le sien, une citation de Charles Beaudelaire.
Le beau est toujours bizarre.
Elle a raté aujourd'hui une belle occasion de comprendre le grand homme.

mercredi 4 novembre 2009

Devant un buck burger

C'est le 24 octobre et le restaurant Dilallo, à Ville-Émard, fête ses 80 ans dans le quartier. La grande salle, dont les murs sont couvertes de photos de sport, est pleine à craquer. Ces gens sont venus de partout en ville pour déguster la spécialité, le buck burger, en spécial pour l'occasion. Un burger, doublé d'une tranche de capicollo, de fromage et de piments marinés.
Le propriétaire, Giuseppe Maselli, est né et a toujours vécu à Ville-Émard. C'est son père qui a ouvert Dilallo. Or, Giuseppe est inquiet pour son quartier. «On n'a jamais été un quartier riche. Mais on n'a jamais été dans cet état-là non plus.»
Il présente Louise Harel, candidate à la mairie, venue serrer des mains dans le resto. Avec son accent d'italo-anglophone, il clame: «elle veut être la maire de Montréal».
Quel intéressant lapsus.

mardi 3 novembre 2009

Montréal Noir

Nous sommes à une réunion de la Ligue des Noirs, dans un local anonyme de Côte-des-neiges. Les candidats à la mairie sont venus exposer leur programme. C'est l'heure des questions du public. Une jeune femme se lève. Elle est jolie, élégamment vêtue. Et sa colère est incandescente. Elle est instruite, et pourtant, elle ne trouve pas de boulot. Elle s'est exilée à Toronto. Elle n'a pas aimé. Elle a fini par aller travailler à New York. Et maintenant, elle est de retour chez elle, à Montréal. Elle a un boulot. Mais lorsqu'on est Noir, dit-elle, il faut toujours en faire plus, prouver qu'on est le meilleur pour avoir le même salaire qu'un Blanc. Ses deux petits enfants sont dans la salle. Ils écoutent la colère de leur mère et les non-réponses des politiciens. Qu'en retiendront-ils plus tard?

dimanche 1 novembre 2009

Trempette indienne

Tout au bout d'une petite rue de Lasalle s'élève l'imposant temple sikh. Les murs blancs surmontés de dômes dorés étincellent sous le soleil d'octobre. En mettant le pied à l'intérieur, on quitte le Québec pour l'Inde. Les hommes et les femmes sont séparés dans l'immense salle centrale du temple. Au fond, un grand autel, surmonté d'un dais, recouvert d'un tissu pailleté. Une collection de sabres de bonne dimensions y est étalée. Dans un coin, trois musiciens, kirpan en bandoulière, jouent sur des instruments traditionnel une mélopée lancinante.
Les femmes, en sari ou en pantalons amples, sont autant de taches de couleurs vives sur le tapis blanc, qui s'étend à perte de vue. Certains hommes sont vêtus de manière traditionnelle, turban de couleur, longue barbe. D'autres sont rasés de près et vêtus à l'occidentale. Tous sont assis en tailleur sur le sol.
Un orateur parle à l'avant. Son discours, en anglais mâtiné d'un lourd accent indien, porte sur les tragédies vécues par le peuple sikh, au temps de l'indépendance de l'Inde, puis d'Indira Ghandi. Son allocution s'étire comme un long fleuve. Un petit garçon de huit ou neuf ans, coiffé du turban mince réservé aux enfants, trottine autour de la salle. Il passe et repasse devant l'orateur, image de modernité insouciante sur fond de tragédie historique.

Le beau et l'étrange

Le jeune homme a peut-être vingt-cinq ans. Visage basané, cheveux sombres. Des grands yeux noirs. Il est beau. Il voyage dans le métro. Il a passé son bras droit autour de sa copine, une fille rousse au visage fatigué. Il l'embrasse. Son autre bras est appuyé sur le rebord de la fenêtre du wagon. Sa main gauche est inexistante. Son bras se termine par un moignon de chair que l'on devine douce et tendre. Comme le dessous du pied d'un tout petit bébé. Et au sommet de cette colline de peau, il y a cinq doigts minuscules, comme les orteils qui appartiendraient à ce pied de nouveau-né. Des grains de maïs sagement alignés sur leur épi de chair.